J’ai aujourd’hui 60 ans et je réalise que ma vie, probablement comme la vie de chacun, a été jonchée de très nombreuses rencontres, depuis mon enfance jusqu’à aujourd’hui. Je vois à quel point chaque rencontre a été déterminante dans le cheminement de mon existence. Que ce soit une rencontre de cinq minutes, un flirt d’une semaine, une amitié de dix ans, une longue relation amoureuse, une main posée sur mon épaule, un regard croisé dans le train, la caresse d’une monitrice de colonie de vacances, il y a, comme ça, des personnes, qui sans le savoir ont déclenché en moi des élans d’émotion, des prises de conscience par une simple phrase , d’autres ont su développer en moi la confiance qui m’a tant manquée juste par un sourire, ou bien ce garçon qui juste en me regardant m'a fait me sentir belle moi qui me cachais sous de grands pulls pour cacher mes complexes...

Inconnus d’un instant, rencontres d’un jour ou plus, jamais vous ne saurez que vous avez été importants pour moi, jamais vous ne saurez qu’un jour, vous avez été inscrit dans le cœur d’une personne que vous avez aidée à grandir rien que par votre présence fut-elle furtive. Quelqu’un vous aura-t-il dit une seule fois dans votre vie à quel point vous êtes important ? Probablement que je l’ai été moi aussi pour d’autres personnes. Nous l'avons tous été.

Je sais que pour la plupart d’entre vous je ne suis plus dans votre mémoire, je n’ai fait que passer, parfois le temps d'un échange de regard, et pourtant, pour moi, vous, vous êtes toujours là, morts ou vivants, je voulais vous témoigner ma reconnaissance d’avoir été sur mon chemin un jour….

En fait, je ne sais pas ce que je ferai après avoir déposé ces rencontres sur le papier.

Une fois ces quelques pages imprimées, probablement qu’elles resteront dans le fond d’un tiroir, et qui sait, peut-être que plus tard, tel le buffet de Rimbaud, un jour, après mon départ, quelqu’un découvrira ces feuilles et aura la curiosité de se plonger dans mes souvenirs. J’aime à croire que cette personne portera un regard différent sur les rencontres qu’elle fera désormais.

 

Tous mes remerciements vont à :

 

François et Marie-Françoise

Je vivais à Paris, dans une misérable loge de concierge, petite pièce sombre, sans salle de bains. On se lavait à l’évier de cette minuscule alcôve qui faisait office de cuisine où on ne tenait qu’à une seule personne. Pour aller aux toilettes, il fallait sortir de la loge, traverser le couloir par où passaient les locataires de l’immeuble, puis accéder à la courette de l’immeuble où se trouvaient deux portes en bois. L’une d’entre elles donnait accès aux local pour les ordures, l’autre aux toilettes « à la turque » qui nous était destinées.

Mon père était gardien de nuit et dormait le jour. Alors il ne fallait pas faire de bruit durant la journée pendant qu’il dormait dans le canapé déplié, et ma mère faisait des ménages. Du haut de mes 8 ans je passais beaucoup de temps dans la rue quand  je n’étais pas à l’école pour ne pas déranger mon père. Il m’arrivait d’aller très loin hors de mon quartier du 17ème pour aller explorer les quartiers environnants. Je n’hésitais pas à longer le boulevard des Batignolles jusqu’à la place Clichy et me retrouver jusqu’à Pigalle. Je suis même un jour entrée dans un cinéma où on jouait Orfeu Négro. Je n’avais pas compris que c’était le film et pensais que c’était juste un long métrage avant le vrai film comme ceux que j’allais voir tous les jeudis au Royal Villiers. Mais à ma grande déception, l’ouvreuse me dit que c’était bien le film qui avait été projeté. Avec le recul, je sais maintenant qu’ Orfeu Négro était un beau film mais il avait ennuyé la petite fille que j’étais.

Dans ce petit immeuble de quartier où je vivais avec mes parents, il y avait un très jeune couple d’étudiants qui vivait au 6ème étage dans une minuscule chambre de bonne. Ils étaient comme nous, pas très riches. Tous les deux étudiaient pour être professeurs d’histoire. Avec le temps, ils ont tissé des liens d’amitié avec mes parents et venaient souvent chez nous pour partager notre repas et se réchauffer. A cette époque François a beaucoup aidé mon père à préparer son concours de gardien de la paix. Mon père n’avait pratiquement jamais été à l’école, ni reçu aucune instruction. Ce concours était très difficile pour lui et François était là pour l’accompagner dans cette démarche. Ils travaillaient tous les deux dans la chambre de bonne du jeune couple. Merci François…

Comme je disais, nous vivions dans une seule pièce. Pour dormir, il fallait déplier le canapé où dormaient mes parents, quant à moi je dormais sur un lit de camp militaire pliant « picot » que mes parents avaient trouvé je ne sais où. Chaque soir on dépliait ce lit constitué d’un tissu épais couleur kaki et de pieds en bois.

Lorsque François et Marie-Françoise descendaient dîner chez nous et qu’on me couchait après manger, Marie-Françoise de sa voix douce et grave me racontait des histoires pour m’endormir, de belles histoires de la mythologie. Je garde toujours en moi le souvenir de cette jeune fille de 20 ans, penchée sur moi, un regard plein de tendresse et qui me racontait comment Ariane, la fille du roi Minos, roi de Crète, confia à Thésée dont elle était amoureuse, une pelote de fil qu’il devrait dérouler pour pouvoir trouver son chemin dans le labyrinthe afin d’échapper au Minotaure et pouvoir le tuer, je m’endormais avec Pénélope qui attendait Ulysse, ou bien avec Icare qui se brûla les ailes de trop s’approcher du soleil….

Toutes ces histoires nourrirent l’imaginaire déjà très prononcé  de la petite fille que j’étais, mirent de la lumière et de la joie dans cette loge de concierge dont je rêve encore parfois, ou dont je fais le cauchemar devrais-je dire.

Marie-Françoise, où que tu sois, merci d’avoir sublimé mon imaginaire, de m’avoir permis de sortir de ce lugubre quotidien que je vivais alors. Peut-être aviez-vous compris toi et François, sans jamais nous le montrer à quel point ces deux êtres qui étaient mes parents s’accrochaient avec difficulté à une vie cahoteuse qui les avait depuis toujours laissés sur le bord de la route et que malgré l'amour qu'ils me portaient, je portais moi aussi tout leur passé. Ta voix, oui c’est ta voix que j’entends encore, plus de cinquante ans plus tard. Merci …..

 

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